« LONG MÉTRAGE »

unE NOUVELLE ÉCRITE PAR PRISCILLA SEILLER

– « Je veux produire mon film. »

Le vieil homme fit cette déclaration de la même manière qu’on proclame avoir faim ou soif. Comme si la production cinématographique relevait du naturel et du quotidien.

En face de lui, le dévoué secrétaire resta de marbre devant la nouvelle excentricité de son maître.

Après tout, si cela pouvait l’amuser. Ne possédait-il pas tout l’argent nécessaire pour contenter la moindre de ses lubies ? Alors si, à présent, Sir Harrington voulait se lancer dans le septième art, pourquoi pas ? Il lui avait connu des lubies bien plus originales et bien moins avouables.

– « Dans quel genre de film Monsieur souhaite-t-il investir ?

– Qu’importe. Je veux juste produire mon film. »

Le secrétaire entendit le milliardaire bouger dans ses draps. Le vieillard restait invisible, caché derrière un énorme rideau en velours accroché à son lit à baldaquin. Ce matelas représentait son seul lieu de vie. Il ne le quittait plus depuis des années. Même ses rendez-vous les plus importants se déroulaient dans cette pièce. Une chambre au dernier étage d’un immense manoir, hérité d’une trop longue dynastie. La demeure se situait dans les hauteurs d’une colline et imposait sa façade gothique flamboyant à cent lieues à la ronde.

Sir Harrington ne se mettait debout que très rarement : pour se soulager dans un pot de chambre et pour faire le tour de sa chambre de sa démarche déséquilibrée. Il s’imaginait que cette éreintante et douloureuse gymnastique lui permettait de ne pas voir ses deux jambes s’atrophier. Pour ce qu’il s’en servait, il aurait très bien pu les perdre sans même s’en rendre compte.

Pour ce vieil homme fini, les jours et les nuits revêtaient la même saveur insipide. La pièce restait plongée dans une obscurité profonde et étouffante. De lourds rideaux cachaient les fenêtres et d’hermétiques volets empêchaient le moindre rayon de soleil de s’infiltrer. Par volonté de Sir Harrington, le jour devait se peindre en nuit pour que la nuit ressemble au jour. Le secrétaire appliquait ce caprice de vieux gâteux malade et paranoïaque dans tout le reste du manoir. Le vieillard ne pouvait évidemment pas savoir si de la lumière filtrait dans les autres pièces mais le secrétaire respectait trop son rang pour désobéir aux ordres.

Un long soupir se fit entendre, signe que le vieillard connaissait l’une de ses mauvaises phases.

Car Monsieur, outre sa phobie de la lumière, subissait une terrible et pathétique maladie : l’ennui. Toute sa vie s’incarnait dans une lassitude incommensurable.

Depuis sa naissance, la richesse de la famille Harrington lui offrait tout ce qu’il souhaitait avant même de le désirer. Très vite, il ne souhaita plus rien. Le goût de vivre le quitta et son état s’empira jusqu’à cette sorte de momification.

« Ah, ennui, quand tu nous tiens ! », répétait-il à longueur de temps.

Sans plus aucune volonté ni courage, il finit par franchir la barrière ténue que le commun des mortels parvient généralement à conserver : celle de la paresse totale et complète. Toute son âme s’habitat d’un dégoût du moindre effort où la plus infime volonté était insurmontable.

Le dernier rempart à l’inhumanité, la volonté de se lever de son lit, le quitta à l’âge de trente-cinq ans. Depuis, sa chambre lui servait de prison volontaire.

Aujourd’hui, vieillard décati, l’homme le plus riche du monde restait des heures entières, éveillé sur son lit, à regarder l’obscurité sans penser à rien.

À rien.

Sir Harrington acceptait que l’obscurité soit, de temps à autre, percée par la lumière du candélabre de son majordome et secrétaire. À heure régulière, ce dernier pénétrait dans le gouffre noir pour y apporter un plateau de nourriture et aider son maître à faire sa toilette. Le serviteur dévoué parvenait grâce à la lueur des bougies à distinguer la silhouette du milliardaire. Un corps frêle, fripée, à la peau tellement blanche qu’elle en paraissait translucide. Les flammes éclairaient ses veines et on distinguait le flux sirupeux de son hémoglobine asphyxié. Sir Harrington ressemblait à ces animaux étranges et repoussants qu’on trouve dans les abysses des océans. Des races inconnues et effrayantes.

La vieillesse rend parfois beau les hommes, leur conférant une aura d’expérience, de confiance et de sagesse. Chez lui, elle suintait par tous les pores de sa peau l’entourant d’une odeur rance et piquante. Elle ne pouvait que susciter pitié, dégoût et jusqu’à une certaine peur.

A part le secrétaire, plus personne sur terre ne pouvait dire à quoi ressemblait le célèbre et richissime vieil homme.

– Mon film sera le meilleur et, bien sûr, le plus beau du monde.

– Il n’en serait être autrement, Monsieur.

Le secrétaire répondait plus par habitude que par conviction.

Majordome particulier, d’aucun l’aurait affublé du sobriquet ridicule de « bonne à tout faire ». Certes, vider le pot de chambre et faire la toilette d’un vieillard n’avait rien de reluisant ni de très passionnant mais ses gages montaient à la hauteur de son dévouement. De plus, le secrétaire, ressentait une profonde fierté à être le seul au monde autorisé à pénétrer dans ce sanctuaire. Même les médecins examinaient Sir Harrington à distance, sur le seuil de la chambre se tordant le cou pour tenter d’apercevoir quelque chose.

Le secret autour de cette pièce faisait sourire le secrétaire. Souvent, les gens de l’extérieur lui demandaient ce qui pouvait bien se cacher dans ce lieu mystérieux. Lui, il savait. Il n’y avait rien.

Rien.

Rien que cet obsédé de la solitude, ce dépressif et malade qui ne supportait la vie que seul et dans le noir.

Les autres, sous-entendu les êtres vivants quels qu’ils soient, n’intéressaient pas Sir Harrington. Ce n’étaient que des proies et des pantins utiles pour assouvir ses caprices. Le brouhaha extérieur représentait un nuage de stupidités et de bêtises. Le vieillard ne souffrait que sa propre personne, son propre corps décharné et desséché jusqu’à la moelle.

L’une des flammes du candélabre du secrétaire s’éteignit, soufflée par un léger courant d’air. Le majordome se précipitât pour fermer la porte entrouverte. Le moindre souffle pouvait tuer le vieil homme.

Il reprit immédiatement sa place devant le rideau de velours, droit comme un piquet. La mèche éteinte de la bougie lui titilla son sens de la perfection. Il se servit de l’une des autres bougies pour rallumer la défunte. La moindre étincelle rendait la pièce un peu moins angoissante.

Les six flammes à nouveau dociles, le secrétaire demanda au rideau de velours :

– Quelles dispositions dois-je prendre pour satisfaire Monsieur ?

Un reniflement chargé suivi d’un déplaisant bruit de déglutition furent une première réponse. Ce qui n’avançait en rien le majordome sur la suite des événements. Celui-ci prit son mal en patience. L’esprit du maître n’allait plus à la même vitesse que celui d’un homme chaque jour sollicité. Une question pouvait attendre sa réponse pendant de longues minutes.

Finalement, le vieillard repris la parole d’une voix chevrotante :

– C’est un film que je souhaite et je veux le meilleur. Non, pas le meilleur, je veux la perfection. Je veux qu’on le regarde sans jamais pouvoir en détourner les yeux. J’y ai réfléchi. Il me faut quelque chose qui attire le public. Il me faut ce qui enchante la masse, le peuple, les gens, la populace…

Une vilaine toux le calma quelques secondes. Il tenta de reprendre son souffle et pu continuer son discours quelques secondes plus tard :

– Il me faut une femme.

– Une femme ?

– Oui, et la plus belle des femmes. Une créature magnifique, une Aphrodite troublante, une sirène hypnotisante, une…

Ses paroles couraient une fois de plus trop vite pour la lenteur de sa réflexion. Il dut s’arrêter afin de synchroniser mots et pensées. Il reprit :

– Il me faut la femme la plus belle du monde. Que ceux qui croisent son image soient pris de l’irrésistible envie de la regarder encore et encore. Et bien entendu, je veux moi-même la choisir ! Avez-vous bien compris ce que j’attends de vous ? Vous sentez-vous capable de remplir cette périlleuse mission ? Vous devez me trouver cette créature.

– Il sera donc fait comme il convient à Monsieur.

Habitué aux caprices de son maître, le secrétaire ne pouvait répondre autrement.

En sortant de la chambre, il referma précautionneusement la porte. Aussi vite qu’il le put, il se débarrassa du candélabre. La cire des bougies lui coulait le long de sa main depuis de longues minutes lui infligeant une douleur insupportable. La brûlure creusait une coulée volcanique à travers sa chair. En secrétaire digne de son rang et de son éducation, il aurait été inacceptable d’esquisser le moindre geste devant son maître. Il ne l’aurait sûrement pas remarqué caché derrière son rideau. Mais un domestique ne peut montrer la moindre émotion. Surtout lorsque son maître porte un tel dégoût envers toute la race humaine.

Pour avoir le droit de pénétrer dans la chambre, le domestique ne devenait qu’une ombre sans sentiment ni désir ni besoin. La cire pouvait se figer lentement sur sa peau, il ne devait même pas s’en apercevoir. Il devait accepter la douleur et attendre patiemment la fin de l’entretien.

Dans le couloir, bien sûr, la douleur se réveilla. Sa main droite se mit à trembler comme pour évacuer la douleur contenue trop longtemps. Seul dans la chambre, le domestique aurait lâché en hurlant le candélabre.

De sa main gauche, il se mit à gratter les cloques sur son poignée, ignorant s’il détachait de la cire ou sa propre chair.

Instinctivement, le secrétaire se redressa comme au garde à vous. L’heure n’était pas à l’apitoiement. Il avait une mission : trouver cette nymphe qui aurait les faveurs de Sir Harrington. Qu’importe la véritable raison qui animait le vieux. L’ordre avait été donné, il serait exécuté.

De toute façon, le maître ne pourrait pas leur faire grand mal à ces jeunes femmes avec son corps tout décharné. La machine ne fonctionnait plus depuis un bon moment.

Enfin, ce que Dieu veut.

En un temps record, une véritable campagne de publicité fut organisée et diffusée dans le monde entier. Elle déclarait haut et fort qu’une somme extravagante serait offerte à la femme choisie pour tourner dans le film de l’homme le plus riche du monde. En plus des bénéfices engendrés par les entrées en salle bien sûr.

Une telle somme n’avait jamais été proposée pour quoi que soit, aucune loterie ne montait aussi haut, aucune prime n’atteignait ce chiffre indécent. Une telle somme paraissait même impossible à imaginer.

Le secrétaire connaissait ses contemporains. Il savait que l’argent restait le meilleur moyen pour attirer du monde.

Très vite, la foule arriva. De la terre entière. Jamais de mémoire d’homme, on n’assista à un tel rassemblement.

L’armée nationale fut dépêchée sur place pour éviter les débordements. Il semblait que plus rien d’autre ne se passait sur la planète. En quelques jours, des millions de femmes, et même parfois des hommes, entourèrent les abords du manoir. Tous voulaient tenter leur chance.

Une file d’attente interminable se forma. Les femmes pouvaient passer des jours à n’avancer que de quelques centimètres en attendant le bon vouloir du secrétaire.

Ce dernier avait la très pénible corvée de faire une première sélection. Toutes ne pouvaient passer devant le maître. Il fallait ne présenter au producteur que celles qui avaient une chance, les plus belles, les plus gracieuses, les plus exceptionnelles.

Nul ne connaissait l’histoire, le scénario ou l’objectif du film et d’ailleurs, tous s’en moquait. On se disait comédienne, tragédienne et actrice. On s’inventait des dons de comédie et des expériences de scène incroyables. La moitié des femmes n’étaient certainement jamais montées sur des planches ou n’avaient jamais récité ne serait-ce qu’une poésie. L’autre moitié ignorait même pourquoi elles patientaient aux abords du manoir. Une seule certitude : si le milliardaire les choisissait, leur fortune était faite et leur avenir assuré. Une chance pareille ne se rencontrait qu’une seule fois dans la vie.

Ou pas du tout.

Près du manoir se côtoyaient des femmes pauvres, des femmes déjà riches, avides, cupides, intéressées, curieuses, impatientes ou joueuses. Les stars les plus adulées de la planète se mêlaient aux femmes de ménage ou aux prostituées des bas quartiers. Les femmes d’affaire et de pouvoir patientaient en compagnie des femmes au foyer. Madame Tout-le-monde, Mademoiselle Rien et Miss Aucun-Intérêt s’imaginaient déjà en haut de l’affiche.

Le rassemblement se gonflait d’une quantité innombrable d’hommes. Comment auraient-ils pu résister à cette réunion des plus belles femmes du monde ?

Les hôtels et chambres d’hôtes furent pris d’assaut dès l’arrivée des premières postulantes. Très vite, la capacité d’accueil de tout le pays fut dépassée. On vit alors apparaître de véritables camps d’habitations. Des campings d’abord sauvages puis organisés se montèrent tout autour de la demeure du producteur auto-proclamé. Les autorités tentèrent, au début, de réguler ce flux de visiteurs. Elles furent très vite débordées.

Les lieux ressemblèrent en quelques semaines aux campagnes militaires moyenâgeuses. Il ne manquait que les catapultes et les béliers.

Suite logique d’une telle affluence, on assista à des pénuries de plus en plus nombreuses. Il fallait trouver de quoi nourrir toute cette foule.

Au début les choses restèrent assez calmes. Chacun prenait son mal en patience. Les femmes désiraient arriver au mieux de leur forme devant le maitre. Les gens se comportaient relativement bien et l’armée aidait à calmer certaines ardeurs.

Pourtant une atmosphère lourde et électrique planait au-dessus des camps et du manoir. Les femmes, si elles gardaient un sourire jovial, se haïssaient cordialement. Elles se toisaient, se regardaient du coin de l’oeil, se lançaient des regards où s’entremêlaient jalousie, suspicion et haine. « Celle qui vient de passer devant moi ou celle qui m’a frôlée sera-t-elle l’élue ? Celle qui me dévisage, qui fume sa cigarette de manière si provocante et qui aguiche tous les mâles, sera-t-elle choisie pour devenir la comédienne la plus riche du monde ?

Toutes leurs pensées se dirigeaient vers cette seule pensée : l’argent. Celui qui ouvre tant de portes et fait dire que sa vie vaut enfin quelque chose. Une vie qui de banale devient vie de rêve, vie de luxe et de luxure.

Au bout de longues semaines, le secrétaire n’en pouvait plus de voir défiler devant ses yeux les plus magnifiques femmes du monde. Il était surtout épuisé de n’avoir le droit d’en toucher aucune, d’en caresser aucune, d’en embrasser aucune, d’en…

Après des semaines de casting, il prit encore quelques jours pour tout mettre à plat et parvint à achever une liste des privilégiées. Celles qui auraient le droit de parader devant le maitre, devant Sir Harrington.

Il n’avait retenu évidemment que les plus belles, celles qui relevaient de la perfection même, celles dont les formes, le visage et le charme amenaient à croire en Dieu ou au moins en un artiste suprême. Ces femmes pouvaient d’un regard paralyser les hommes et pousser les autres femmes au suicide. Elles étaient la damnation des prêtres, les érections des eunuques, les rêves des morts et l’ombrage sur tout le reste du monde.

Le pauvre secrétaire avait dû résister, pendant toutes ces journées, au désir perpétuel de se rapprocher de ces créatures, de les effleurer, de les caresser ou simplement de sentir leurs effluves. Il les voyait dans ses rêves où il faisait beaucoup plus que de les caresser. Il allait loin, beaucoup plus loin, beaucoup trop loin.

Hélas pour lui, Sir Harrington avait été très clair : le temps du casting serait un temps d’abstinence. Le secrétaire ne pouvait salir la beauté par sa dépravation. Promis après… Il irait consoler un bon nombre de ces femmes qu’il avait dû évincer.

Finalement, un homme plein d’abnégation ce cher secrétaire.

Le jour des présentations au maître arriva.

Le secrétaire frappa doucement à la porte de la Chambre. Derrière lui, une silhouette langoureuse le suivait comme une ombre.

– Monsieur, voici la première candidate.

Aucune réponse. Le secrétaire n’en fut pas étonné. Il entendait la respiration sifflante du vieil homme qui lui assurait qu’il vivait toujours. L’atmosphère du manoir, depuis la déclaration des nominées, s’était encore un peu plus alourdie. Le stress des postulantes se transmettait dans l’air. Le secrétaire lui-même, pourtant habitué à la lourdeur du manoir, hésitait à respirer trop fort, de peur d’être contaminé par la peur.

Sur la pointe des pieds, il laissa passer son ombre. Avec une grâce que l’obscurité ne pouvait dissimuler, la femme s’avança au milieu de la pièce.

Un bruit sec de talons se fit entendre, déchirant brusquement le mutisme de la pièce. Son incongru pour cette Chambre qui n’avait plus connu de présence féminine depuis bien longtemps.

A chacun de ses pas, le parquet grinçait. La pauvre candidate tentait de se faire la plus légère possible et aurait tout donné pour posséder le don de lévitation. L’univers entier se focalisait sur le bruit de ses chaussures. Épreuve redoutable car elle savait le producteur très irascible. Ses chaussures allaient-elles devenir la cause de son échec ?

La jeune femme voulu détendre l’atmosphère pesante et étouffante :

– Ne fait-il pas un peu trop sombre, Monsieur ?

Sa voix fluette et chevrotante résonnait comme toutes les cloches d’une cathédrale. L’atmosphère repoussait de toutes ses forces ces notes féminines. L’atmosphère et bien sûr le producteur. D’un ton revêche et sans appel, il ordonna à la jeune femme :

– Vous parlez si je vous interroge. Vous avancez au milieu de cette pièce. Vous restez belle. C’est tout ce que je vous demande.

La jeune femme prit une profonde inspiration. Elle ne devait pas défaillir maintenant. Pas encore.

La voix du milliardaire l’avait surprise. Le son sortait d’outre-tombe. Le vieil homme se trouvait-il à moins d’un mètre d’elle ou beaucoup plus loin ? L’obscurité de la pièce lui cachait toute perspective.

Son cœur battait la chamade. Elle jouait son avenir. Pourrait-elle vivre en sachant qu’elle aurait pu devenir la femme la plus riche du monde ? Reprendre sa vie quotidienne de mannequin tributaire des exigences de photographes de mode ?

D’un pas hésitant, elle s’avança jusqu’à ce qu’elle pensât être le milieu de la pièce. Son souffle se fit plus lent, plus sûr. Elle se savait belle et désirable. Les hommes succombaient depuis des années à son regard, à son corps. Le producteur, si imbu de sa personne soit-il, n’y résisterait pas. Comment cela pouvait-il en être autrement ?

– Approchez votre chandelier, mon cher ami, ordonna-t-il à son secrétaire. La teinte du reflet des bougies révèle toujours la véritable beauté.

Voix grinçante de vieillard au bord de l’agonie, échos de néant entouré de mystère, la jeune femme devait combattre sa peur qui lui intimait l’ordre de fuir. Une seule pensée lui permettait de rester : l’argent. Uniquement l’argent.

Comme une incision au poignard, une autre idée lui traversa l’esprit : devra-t-elle coucher avec ce mi-homme mi-mort ? Le dégoût failli lui couper les jambes. Elle savait pertinemment que pour une telle somme d’argent, elle ne refuserait pas. Qui refuserait ? Mais après, pourrait-elle continuer à se regarder dans le miroir ?

Cette soudaine pensée la détendit et la fit même sourire. Évidemment qu’elle se regarderait et qu’elle s’admirerait encore. Elle était l’une des plus belles femmes du monde. Contempler son visage représentait sa plus grande joie. L’humain aime admirer la beauté, elle était condamnée à se regarder.

Le secrétaire se rapprocha de la candidate sans un bruit. Il connaissait le parquet tant et si bien qu’il parvenait à ne jamais le faire craquer. A force de le briquer et de le regarder les yeux baissés, il pouvait retracer de mémoire la moindre aspérité, la moindre ligne et le moindre nœud. Certains comptent les moutons pour s’endormir, lui, il se remémorait le chemin des lattes de bois.

La lumière tamisée éclaira le corps de la femme. Le visage du secrétaire restait immanquablement dans l’ombre. Même les flammes refusaient d’éclairer ce presque humain, cet homme dont la vie n’importait que parce qu’elle en servait une autre. Qui voudrait contempler le visage d’une ombre ?

Pourtant mêmes les ombres ressentent du désir.

A la vue de la jeune femme qu’il avait lui-même sélectionnée, il sentit à nouveau la tentation monter en lui. Un désir physiquement violent à noyer toute raison. Le secrétaire se mordit les lèvres et se maudit de ne pas s’être bandé les yeux. A cet instant, il aurait été capable de se crever les pupilles pour ne plus être tenté. L’obscurité ne lui faisait pas peur. Question d’habitude.

Tout aurait été tellement moins douloureux que d’admirer ce corps sans pouvoir le toucher. Cette femme l’enivrait à perdre les sens. Cette beauté allait au-delà du visible, elle se ressentait. Le monde autour pouvait bien regorger des pires horreurs et cruautés. Qu’importe, elle existait. La mort elle-même pouvait venir le chercher. Qu’importe, il l’avait vue.

Il avait vu cette créature tellement peu humaine ou peut-être trop, au contraire. Statue de porcelaine, sa respiration soulevait délicatement son innocente poitrine. Sa robe de soie blanche ne cachait rien de ses charmes. Le tissu s’envolait au rythme du faible courant d’air de la porte de la Chambre. Des ombres changeantes dansaient sur sa peau de nacre. Dans son état normal, le secrétaire aurait pu décrire la longueur de ses jambes et leur galbe parfait. Il aurait certainement évoqué cette taille si fine qu’un simple regard pouvait briser, cette chevelure sombre comme la mystérieuse nuit et surtout ce visage long et fin aux yeux de succube.

Véritable tentation du diable. Son âme de pauvre majordome avait-elle déjà été pervertie par cette simple présence ?

– Tournez-vous.

Le milliardaire rompit le silence. Le diable ne possédait pas seulement cette femme mais également cette voix caverneuse.

Penser à l’argent et à rien d’autre. Penser que je suis la plus belle femme du monde et m’en persuader.

La candidate s’exécuta. L’impression de n’être qu’un animal de foire ou un objet dans une vitrine s’insinua entre toutes ses pensées. Mannequin de renom, elle connaissait les castings et les auditions. Elle savait se montrer et n’être qu’un corps. Aujourd’hui, dans l’atmosphère pesante du manoir tout était différent. L’épreuve revêtait un caractère unique et éprouvant. D’autant que la jeune femme ne pouvait distinguer son juge. Elle se sentait dévisagée par l’obscurité d’un énorme lit à baldaquin. Cette pénombre semblait la narguer comme un sombre présage.

Elle continua de tourner sur elle-même, lentement pour laisser à son observateur le temps de mesurer l’ampleur de sa beauté. Le secrétaire la compara à l’une de ces figurines qui, dans un écrin de velours, tournent et tournent encore sur elles-mêmes lorsqu’on soulève un couvercle de bois. Chaque enfant regarde ces poupées, tantôt ballerines, tantôt princesses, avec une admiration totale, n’osant jamais les toucher de peur de les briser. Comme on briserait un rêve, si facilement.

Au bout de longues minutes, la jeune femme s’immobilisa. Elle ne savait plus quoi faire. Parler peut-être pour se vendre ? Mettre toutes les chances de son côté et prouver à cet homme combien elle pouvait être intelligente. La beauté et l’esprit rassemblés dans une seule et même personne. Mais les mots refusaient de passer la barrière de sa gorge, bloqués par la peur de dire une bêtise, de compromettre toutes ses chances. Sa beauté devrait suffire. Devait suffire.

Les minutes s’égrenèrent lentement comme figées par une horloge invisible et sadique.

Puis, ce fut le terrible verdict. Sans appel.

– Vous n’avez vraiment aucun charme.

Jugement impossible, phrase irréelle, inconcevable, impensable, ignoble et tellement… fausse. Peut-être que la jeune femme aurait accepté de ne pas être à la hauteur comme comédienne, de ne pas convenir pour des critères physiques bien précis mais ça… Lui énoncer qu’elle ne possédait aucun charme ! La jeune femme en oublia de respirer pendant quelques secondes, hallucinée, éberluée, abasourdie. Jamais personne ne lui avait jamais reproché de… manquer de charme !

Les hommes depuis sa plus tendre enfance se battaient pour elle. Ils s’entredéchiraient parfois jusqu’à la mort pour avoir l’honneur d’un seul regard.

Était-ce cela que de manquer de charme ?

Les femmes la haïssaient à s’en rompre les veines. Elles maudissaient leurs trop faibles maris qui ne voyaient plus qu’elle dans leurs moindres fantasmes.

Était-ce cela que de manquer de charme ?

Ses yeux s’écarquillaient de surprises et de haine envers ce vieillard imbécile. Elle ne savait plus que faire. Sa mâchoire se serrait à s’en briser les dents. Elle tentait de mettre tout le reste de ses forces et de sa volonté pour ne pas trembler de tout son être. Ne pas s’abaisser devant ce vieillard sénile. Pourtant, c’était ce vieillard qui tenait sa vie entre ses deux mains rabougries.

– Faites entrer la candidate suivante.

– Non, hurla-t-elle sans pouvoir se retenir.

Son cri se perdit entre les tentures de l’énorme lit à baldaquin qui la toisait de toute sa hauteur.

Non, cela ne pouvait être possible. Tout ne pouvait pas finir ainsi. Les choses ne devaient pas se clore si brusquement, si rapidement. Elle avait trop attendu et trop espéré. Son esprit avait fini par se persuader qu’elle serait l’élue. Il ne pouvait en être autrement, elle serait l’heureuse dépositaire d’un incommensurable trésor et surtout du titre de plus belle femme du monde. Chaque soir, depuis des semaines, elle vivait cette scène prémonitoire où le producteur tomberait en pâmoison devant sa beauté et renverrait sans plus de cérémonie toutes les autres candidates.

– Non, non, non, murmurait-elle dans un souffle.

Le secrétaire n’osait la toucher et s’effrayait de l’immense tristesse qu’il lisait sur ce visage de porcelaine.

Jamais elle ne pourrait revenir à une vie normale, à sa vie d’autrefois. Elle avait abandonné des contrats importants, des projets mirobolants pour passer toutes les épreuves du casting imposées par cet homme. Comment pourrait-elle reprendre le cours de sa vie avec cette certitude qu’elle n’était pas l’élue ? Qui voudrait travailler avec elle alors qu’une autre serait déclarée plus belle ? Sa carrière s’achevait en cet instant. Elle ne pouvait pas être moins belle qu’une autre. Moins belle et aussi moins riche.

Son orgueil lui compressait les tempes à lui faire bouillir le cerveau. La réalité de ce vieillard, seul rempart à sa réussite et à son rêve, lui donnait envie de vomir. Elle l’imagina en train de féliciter une quelconque concurrente, celle qui aurait ses faveurs, celle dont la fortune et la gloire deviendraient réalité. Cette image eut raison de sa dernière parcelle de résistance morale.

Le secrétaire remarqua une veine se gonfler le long de sa tempe droite et son front se grava de rides profondes. La colère transformait cette créature angélique en démon maléfique. Le majordome ne put s’empêcher de faire un pas en arrière, inquiet de sa réaction. Les flammes des bougies firent briller des larmes qui inondaient ses yeux de biche.

– Vous… tenta-t-elle de hurler.

Les mots s’entrechoquaient dans sa bouche. Elle reprit son souffle et plaça une main fébrile sur sa gorge serrée. Ses longs doigts fins caressaient son cou dans une tentative de calmer la folie qui l’envahissait peu à peu. Elle déglutit difficilement. La salive lui manquait.

– Vous ne pouvez pas me faire cela. J’ai passé toutes les épreuves. Je suis la plus belle. Votre secrétaire, lui, a bien compris que le succès de votre film dépendait de moi et de…

– Candidate suivante.

– NON !

La violence de sa propre voix la fit sursauter. Jamais elle n’avait connu un tel état de colère, de nerfs à vif, de tristesse et de haine mélangés. Elle ne comprenait même pas qu’un être humain puisse ressentir tout cela sans exploser.

Depuis des jours, elle vivait l’angoisse des épreuves imposées par le casting. Des défilés, des interrogatoires, des photos, des vidéos. Chaque jour, elle se confrontait à de magnifiques femmes et attendait le verdict de chaque épreuve. Elle avait monté lentement les échelons jusqu’à être la première à rencontrer le milliardaire. La peur et l’angoisse ne l’avaient pas quittée. Nuit et jour, elles lui torturaient l’esprit et l’empêchaient de dormir. Elle ne connaissait plus le repos depuis un temps infini.

Sa vie se jouait en cet instant. Elle devait trouver le moyen de lui faire changer d’avis. De faire entendre raison à ce vieillard libidineux que la lumière même effrayait et qui ne trouvait d’autres mots à dire que « candidate suivante ». Devrait-elle le tuer de ses propres mains pour éviter qu’une autre ne prenne sa place ?

Sans plus trouver de force, la pauvre jeune femme s’effondra d’un seul coup à genoux. Les lattes du parquet grincèrent douloureusement sous ce poids soudain. Les mains jointes devant elle en une ultime prière, elle se mit à supplier l’ombre du grand lit.

– Ne me renvoyez pas. Pas comme cela. Donnez-moi une autre chance. Mettez-moi devant une caméra, faites-moi jouer, danser, chanter… Elle baissa les yeux et le timbre de sa voix : ou faites-moi faire tout ce qu’il vous plaira. Vous ne pouvez pas le nier, je suis la plus belle femme que vous n’ayez jamais vue.

Le secrétaire gardait son flegme habituel devant tant de tristesse et de douleur. Il trouvait que la jeune femme avait d’un seul coup perdu de sa superbe. La beauté rayonnante laissait place à une loque larmoyante.

– Faites-la sortir sans plus tarder. Ces jérémiades m’ennuient.

Le majordome se résigna à prendre délicatement le bras de la jeune candidate. A peine l’eut-il touché qu’elle sembla victime d’une électrocution. Elle se dégagea de son emprise d’un bond et se précipita vers la masse sombre du lit de Sir Harrington. Voulait-elle le tuer ? Le supplier ?

Revenu de sa surprise, il parvint à l’attraper avant qu’elle ne soit complètement hors de sa portée. Violemment, il lui tira le bras en arrière. Elle se débattit de toutes ses forces. Sa tête tournait à se détacher de son cou et ses longs cheveux collaient à son visage baigné de larmes et de sueur. Elle tira sur son bras mais le secrétaire tenait bon. Il n’aurait jamais cru qu’une si fragile créature posséda autant de force.

L’un des talons de la jeune femme se brisa net. Sa cheville se tordit avec un bruit d’os rompu. Elle ne sembla même pas remarquer la douleur. Le mal se trouvait ailleurs. Loin de cette cheville brisée et de son bras serré. La lutte fit tomber le candélabre sur le parquet. Le brouhaha du métal contre les lattes de bois résonna pendant de longues minutes. Quelques bougies parvinrent à conserver leur lumière tandis la majorité mourrait déjà, soufflée par la violence du choc.

Les deux mains enfin libres, le secrétaire étreignit sans plus aucun ménagement la pauvre furie. Elle tenait des propos incompréhensibles comme si ses lèvres vomissaient des mots trop longtemps retenus. Il était question d’argent, de fierté, de beauté, de honte, de ses parents peut-être. Elle hurlait pour noyer le vieillard sous sa peine et sa fureur.

Le vieillard ne réagissait pas. Muré dans son habituel silence, il semblait complètement insensible à la tragédie qui se jouait devant lui.

Soudain, le secrétaire relâcha son emprise. Une douleur irradiait son bras gauche : la candidate venait de le mordre jusqu’au sang. L’homme étonné se tint le bras et tenta de ne pas se mettre à hurler lui aussi. Libérée, la candidate se mit à courir. Elle boitillait ridiculement avec son talon en moins et une cheville qui avait triplé de volume. Rien n’aurait pu stopper sa course. Elle courait. Son regard n’apercevait plus le grand lit sombre, ni le parquet, ni les bougies, ni le secrétaire. Le producteur n’existait plus dans son esprit. Elle devait trouver le moyen de faire cesser toutes ses douleurs. De ne plus entendre ses pensées lui marteler les oreilles et chacun de ses neurones.

Soudain, l’obscurité se déchira et fit place à un éclair de lumière. Un bruit de bois et de verre brisé accompagna cet aveuglant fléau.

Tout fut finit. Le silence s’installa de nouveau. Un mutisme qui en disait bien trop long.

La magnifique et sublime créature se trouvait quelques étages plus bas. Son corps désarticulé ne bougeait plus.

Le secrétaire n’aurait jamais cru que le bois qui recouvrait les fenêtres puisse être ainsi brisé. Son épaisseur semblait à l’abris de la moindre tentative d’intrusion. Il avait lui-même installé ces imposants panneaux de bois et se souvenait des coups violents et épuisants dont il avait frappé les clous. Incrédule, l’homme de l’ombre s’approcha de la fenêtre et resta quelques instants ébahi devant le spectacle de cette femme écrasée, morte de trop de colère et de haine. Cette femme si belle et ce cadavre si ridicule au milieu d’un bosquet d’hortensias. Comment pouvait-on en arriver là ? Le désir d’argent et l’orgueil pouvaient-ils à eux seuls expliquer ce geste ?

Il releva les yeux de cette vision morbide. Son regard ne rencontra pas le paysage habituel de la lande. Derrière les énormes grilles en fer forgé de la propriété, il distingua des milliers de tentes qui s’étouffaient entre elles, des véhicules, des hommes et des femmes par milliers. Un frisson lui parcourut l’échine : Sir Harrington avait créé une chose immense et immonde. Un univers angoissant dont le secrétaire ignorait s’il pourrait le contrôler encore longtemps.

Devant lui, se tenait une foule d’êtres humains animés par le désir, l’argent, la convoitise et la jalousie. Certains en avaient sans doute même oublié l’importance de la récompense ou l’existence d’un film. Les femmes ne vivaient que pour un seul objectif : gagner. Une atmosphère d’envie maladive et de rancœur mortelle régnait et s’insinuait tel un venin dans le sang de chaque être. Une fumée noire stagnait au-dessus de tout ce fourbi. Provenait-elle uniquement de la multitude des feux de camp ou était-ce une manifestation de cette sombre haine ?

– Il fait froid !

Le secrétaire fut tiré brutalement de ses pensées par la voix désagréable de son maître. Le vent commençait en effet à s’engouffrer dans la pièce. Elle en devenait presque respirable. Les particules de poussière dansaient autour du grand lit et paraissaient vouloir s’enfuir par la fenêtre. Fuir ce cauchemar. Fuir ce monstre richissime.

Pour la première fois, le secrétaire ravala une bouffée de haine. Il n’avait encore jamais connu ce sentiment pour Sir Harrington. Il ne l’aimait pas mais à cet instant, il le détestait. Comment pouvait-on rester insensible devant une scène aussi tragique ? Une femme venait de se donner la mort de la pire des façons. Malgré toute sa bonne éducation, une envie de meurtre lui traversa l’esprit. Un coup de candélabre sur ce corps racorni suffirait à mettre fin à tout cela.

Car les choses n’allaient sûrement pas s’arrêter là.

Pourrait-il encore supporter de voir une autre jeune femme finir sa vie dans un massif d’hortensias ?

La haine le quitta tout à coup. Une idée lui traversa l’esprit et le fit malgré lui sourire.

Cette femme était si belle, si élégante, si magnifique, comment a-t-elle pu tomber aussi bas ? Aussi bas : cinq étages plus bas !

Un véritable fou-rire l’envahit. Elle était bien bonne celle-là ! Tomber aussi bas ! Il allait devoir la raconter à quelqu’un. Quel esprit il possédait tout de même !

Il en avait mal aux abdominaux de se retenir de rire.

Reprends ton calme. Tu n’es qu’une ombre qui ne doit rien laisser paraître. Ni haine, ni joie.

Il se pinçât les joues jusqu’à saigner pour étouffer son fou-rire. En quelques secondes, il redevint le majordome discret, l’homme droit et serviable. Au garde-à-vous devant le lit à baldaquin, il informa son maître qu’il s’occuperait de tous les aléas qui découlaient de cette bien malheureuse affaire.

Personne ne lui répondit. Le lit aux énormes colonnes en bois tressé paraissait sorti tout droit d’un cauchemar, d’une autre époque ou d’un mauvais film d’épouvante. Les tissus à la lumière se révélaient ternes et percés de trous d’usure et de mites. Le maître restait invisible. Il avait certainement trouvé refuge sous ses couvertures pour ne pas être confronté au soleil. Confronté à la vie.

La police vint et fit une rapide enquête. Elle s’excusa même pour le dérangement.

Le corps de la pauvre candidate fut retiré, les fleurs immédiatement replantées et la fenêtre changée. Sir Harrington donna l’ordre à son secrétaire de la barricader à nouveau. Construire un mur à la place de cette ouverture paraissait plus évident mais pour une obscure raison, le vieillard préférait barricader sa fenêtre plutôt que de lever un mur.

Le casting reprit. Ce fut une véritable hécatombe. Un cauchemar éveillé. Le vieillard recalait chacune des candidates. Certaines n’avaient même pas le temps de passer le pas de la porte. A peine posaient-elles un doigt de pied menu sur le parquet que le verdict tombait.

– Candidate suivante.

Certaines perdirent l’esprit devant ce rejet, cette sentence irrémédiable et injuste. Elles s’écroulaient sous la pression ou elles tombaient écrasées sous leur fierté qui les empêchait de s’avouer perdantes. Elles vacillaient sous le poids de la récompense qui leur échappait et se noyaient à l’idée de retrouver une vie banale et ordinaire.

Ces femmes se mettaient alors à hurler, à supplier et à menacer.

En quelques jours, le secrétaire passa maître dans l’art de reconnaître les prémisses de la folie. Il parvenait la plupart du temps à les reconduire à l’extérieur du manoir.

La plupart du temps.

A de trop nombreuses reprises, il ne put empêcher ces légères et fines créatures de s’envoler à travers la fenêtre pour finir quelques mètres plus bas, désarticulées et défigurées.

Alors le fidèle secrétaire réparait une nouvelle fois la fenêtre et la barricadait, encore. Il mettait du bois beaucoup moins épais, persuadé que Sir Harrington ne voulu pas d’un mur qui aurait empêché tous ces sauts de l’ange bien trop à son goût.

Le manoir devint le repère des larmes, des pleurs et des espoirs déçus.

Les autorités tentèrent, à plusieurs reprises, de mettre fin à ce sinistre manège mais sans succès. Toute cette mascarade restait parfaitement légale. Les femmes venaient de leur plein gré. Elles ne subissaient aucune violence. Seule leur faiblesse mentale pouvait expliquer la folie qui les enveloppait soudainement. Sir Harrington n’était aucunement responsable. De toute façon, les plus prestigieux avocats travaillaient pour le producteur. Aucun procureur n’aurait stupidement risqué sa carrière pour un combat perdu d’avance. Le monde laissait faire, bien trop content d’avoir un feuilleton à suivre, d’avoir un homme à décrier et une situation à commenter. Les médias se passionnaient pour cette histoire étrange et insolite.

Durant les six premiers mois, Le casting fit défiler les femmes les plus belles du monde dans la chambre obscure de Sir Harrington. Puis, le secrétaire dut se résigner à rabaisser ses critères pour pouvoir encore présenter des candidates à son maître. Les femmes passèrent de magnifiques et superbes à belles et charmantes puis elles furent juste jolies.

De toute façon, le verdict ne changeait jamais : « Candidate suivante ».

Puis le secrétaire se mit à accepter, comme en bout de course, des femmes de plus en plus insignifiantes, tirées de leur vie quotidienne par un soubresaut d’espoir. Venues par simple curiosité, ces jeunes femmes si peu gâtées par la nature se mettaient alors à croire à l’impossible. Le désespoir et la déception s’en trouvaient décuplés. Le refus sonnait comme une ultime condamnation à leur condition. Une vie morne et si ordinaire les attendait à l’extérieur sans aucun espoir d’y échapper. Jamais. Comment pouvaient-elles y retourner comme si de rien n’était ? Retrouver un mari ordinaire, des problèmes insignifiants et des préoccupations sans panache ni gloire. Le goût de la richesse et de la liberté leur avait frôlé les sens, elles ne pouvaient oublier cette sensation.

Est-il possible de vivre sans rêve ? Pour ces femmes, le rêve devenait assassin. Avant toute cette histoire, certaines avaient même cru être heureuses. Avant cela, elles se satisfaisaient de ce que la vie leur offrait. En venant au casting, elles avaient trop caressé d’espoir. Il les tuait toutes, une par une, par la fenêtre d’un manoir.

Le désespoir prenait les traits de toutes ces figures brisées sur les massifs d’hortensias et se moquait de ces corps sans vie, retrouvés dans les nombreuses tentes autour du domaine, pour celles qui n’avaient pas osé se jeter dans le vide.

Jamais le secrétaire n’avait présenté de femme aussi laide.

Aucune méchanceté dans ce constat, juste un fait. La femme qui le suivait pas à pas dans les couloirs jusqu’à la chambre sombre représentait tout ce que la beauté ne pouvait être.

La créature ne devait pas avoir plus de 20 ans mais cette jeunesse n’atténuait en rien ses difformités. Toute petite, elle marchait courbée sous une bosse qui courait le long de son échine. Son visage aux traits lourds, aux épais sourcils et aux yeux tombants semblait repousser la lumière des bougies, trop délicate pour effleurer cette laideur. Sa chevelure sans couleur n’aurait pu retrouver un semblant d’humanité que prise en charge par une énorme paire de ciseaux ou par une tondeuse sans sabot.

Cette femme se savait laide. Cette certitude la rendait encore plus difficile à regarder. Ses yeux ne se levaient jamais du sol. A force de baisser ainsi le regard, ses orbites mangeaient la moitié de son visage. Ses pupilles apparaissaient parfois au détour d’une lumière perdue, lui donnant une aura maléfique. A force de serrer les dents pour ne pas pleurer sur son sort, sa mâchoire avait fini par se déchausser donnant à son visage une symétrie étrange. Cette anomalie supplémentaire l’empêchait de parler correctement. Elle ne s’exprimait que par onomatopées et grognements incompréhensibles.

A qui la regardait, une profonde pitié envahissait le cœur et le secrétaire ne fit pas exception. Jamais il n’aurait dû la faire monter. Jamais il n’aurait dû se retrouver devant la porte de la chambre avec cette ombre disgracieuse qui s’accrochait à ses pas. D’autres femmes plus jolies ou moins laides pouvaient encore être présentées. Cette créature n’avait rien à faire dans le manoir, dans ce casting, dans cette histoire.

Après le dégout, cette femme inspirait une incommensurable compassion. Elle transpirait l’apitoiement et réclamait la charité. On lui aurait donné n’importe quoi pour alléger sa souffrance et rendre sa vie moins pénible. Mendiante, même le plus cruel des hommes ne l’aurait pas laissée repartir sans un sou ou deux. Clocharde, elle n’aurait jamais reçu le moindre coup de pied ou la moindre insulte.

Le secrétaire n’avait pu résister à cette misère. Il savait pertinemment qu’elle n’avait aucune chance devant Sir Harrington, homme sans cœur déserté par la pitié depuis des années.

Et justement, si par la plus grande des ironies, son maître décidait que cette femme serait la candidate gagnante ? Il en était tout à fait capable. Comme un pied de nez aux conventions de la beauté humaine. Ou peut-être voyait-il la beauté comme personne ne pouvait l’apercevoir ? Cela n’aurait rien eu d’étonnant vu son état.

La fin de ce macabre casting allait peut-être survenir dans quelques minutes grâce à la monstruosité de cette femme. Le nombre de victimes s’arrêterait enfin, les hurlements à rendre fou seraient remplacés par le silence. Ce silence qui n’aurait jamais dû quitter le manoir. Et avec la fin du casting, cette maudite fenêtre ne se briserait plus sous le choc des corps désespérés.

Tout à ses pensées pleines d’espérance sur la suite des événements, le secrétaire pénétra dans la chambre. Il ne faisait même pas attention à la démarche pesante de la candidate qui, morte de peur, tremblait de tous ses membres juste derrière lui.

Je prendrais évidemment quelques jours de congés. Je n’ai pas arrêté depuis des mois. Depuis le début de cette histoire en fait. Me croit-il inépuisable ? Après tout, si lui ne l’est plus vraiment, moi, je suis encore humain.

Ils s’arrêtèrent au milieu de la pièce. Le secrétaire agissait comme un ouvrier à la chaîne, sans réfléchir, porté par l’habitude de ce terrible cérémonial.

Je vais partir très loin et surtout le plus loin possible de toute femme. De tout être vivant en fait. Ce sont tous des monstres avides et cupides. Agglutinés dehors comme des chacals à attendre, au début, les faveurs d’une belle et à présent, curieux d’apercevoir le corps d’une candidate s’écraser sur le sol. Bande de charognards.

Tétanisée, la créature mi-femme mi-monstre ne bougeait plus. Une horrible gargouille de pierre attendant le verdict.

Une île déserte. Oui, c’est cela. Je vais m’exiler dans une île complètement déserte. J’oublierais les êtres humains, leurs travers et cet homme ignoble et détestable qu’est Sir Harrington. En y réfléchissant bien, je n’aurais jamais dû choisir cette carrière. J’aurais dû terminer mon séminaire et devenir moine. Un moine ascétique lié par un vœu de silence. Bon évidemment, le souci est que je ne crois pas en Dieu mais après tout qui l’aurait su ? Nourri, logé, blanchi, cela mérite bien une petite prière de temps en temps.

Ce ne fut pas un bruit particulier qui tira le secrétaire de ses pensées. Au contraire, ce fut le silence de l’attente qui l’intrigua. Jamais le maître n’avait attendu aussi longtemps pour rendre son verdict. Depuis dix mois, les choses se passaient toujours dans le même ordre, comme une chorégraphie maintes fois répétée : la jeune femme entrait, tournait sur elle-même, et dans la minute, on entendait le fatidique : candidate suivante.

Là, rien ne se passait. Sir Harrington attendait-il un petit tour de la gargouille ? Ou l’impossible était-il en train de se produire : cette femme serait-elle l’élue ?

Le silence persista. La créature tremblait toujours autant. Elle reniflait des larmes de terreur qui lui noyaient les orbites. Le secrétaire restait concentré sur sa propre respiration et le crépitement des bougies de son chandelier.

Mais quelles économies on ferait s’il consentait enfin à rétablir l’électricité dans sa chambre ! Toutes ces bougies, ça commence à chiffrer. Sans compter mes gants que je dois changer tous les jours, brûlés par la cire. Avec un peu de chance, cette drôle de bonne femme sera celle qu’il recherche et mes visites dans cette maudite chambre seront moins fréquentes. Tout redeviendra comme avant.

Un quart d’heure passa dans le plus grand silence et la plus grande tension. Perdu dans le cheminement de ses pensées, le secrétaire ne faisait plus attention à la candidate. Elle-même semblait s’être calmée. Elle ne tremblait plus mais tortillait ses doigts d’une manière humainement impossible. Sir Harrington restait absent. Le rideau d’obscurité du baldaquin ne donnait aucun signe de vie bien que le secrétaire, habitué, pouvait deviner le souffle rauque et irrégulier du maître. Tel un mur, la noirceur ne laissait rien passer.

Peut-être que le mutisme de cette femme l’intéresse ? Après tout, il s’agit bien de la première candidate qui accepte de rester aussi longtemps sans ouvrir la bouche. Sir Harrington n’a jamais aimé les bavards. Les autres ont craqué au bout de quelques secondes pour connaître le verdict. Cela doit lui plaire. Espérons qu’il ne la teste pas trop longtemps, mes doigts commencent à s’engourdir.

Son bras s’abaissait peu à peu sous le poids du candélabre. Un objet en aluminium pourtant très léger. Fini les chandeliers de bronze qui lui tétanisaient le bras. Au début des castings, il avait fini ses journées avec le bras tordu par de sourdes crampes. Le candélabre en aluminium était certes du plus mauvais goût mais soulageait grandement sa vie quotidienne. De toute façon, Sir Harrington ne remarquerait jamais la différence.

Le secrétaire portait le candélabre au niveau de ses hanches. Le visage de la candidate sombrait dans l’obscurité ce qui en atténuait sa laideur. Le secrétaire pensa que dans cette pièce se trouvait certainement les deux personnes les plus horribles de la création, des damnés de la nature dont le physique ne pouvait se comprendre que dans une salle obscure.

Un bâillement retentissant surpris le secrétaire dans ses pensées. Il sursauta au même titre que la candidate. On entendit remuer dans les draps.

– Veuillez sortir d’ici. Vos reniflements m’importunent au plus haut point.

La candidate resta de marbre devant ce rejet et cette invitation à retrouver sa sinistre existence.

Le secrétaire poussa un soupir de découragement. La délivrance ne serait donc pas pour tout de suite. Il se tourna vers la jeune femme pour lui signifier que l’entretien prenait fin.

De statue de pierre, elle passa soudain à la rapidité d’un guépard. Elle s’empara du candélabre sans que le pauvre secrétaire ne puisse l’en empêcher. Celui-ci en une fraction de seconde se vit mort sous les coups de la malheureuse. Il se protégea, les deux bras au-dessus de la tête.

Aucun coup ne l’atteint.

Avec une agressivité inouïe, c’est sur elle que la jeune femme retourna le chandelier. Aucun son ne sortait de sa gorge alors qu’elle se portait des coups d’une rare violence. La pièce résonnait du choc sur son crâne et le sang éclaboussait le secrétaire, éberlué.

Jamais, il n’aurait cru possible qu’un être humain puisse s’infliger cela. Et la jeune femme frappait, frappait et frappait encore.

Le candélabre ne fut rapidement plus qu’un gourdin tordu inondé de sang. Quelques bougies jonchaient le sol alors que d’autres s’accrochaient aux branches en aluminium. Elles éclairaient un visage défiguré sans plus aucune appartenance à l’espèce humaine. Le spectacle souleva le cœur du secrétaire. Une bile acide de dégoût monta dans sa gorge et lui permit de sortir enfin de sa stupeur. Il sauta d’un seul coup sur la démente et lui arracha son arme improvisée. Réaction bien trop tardive. Le corps maltraité s’écroula sur le sol en un bruit sourd et pesant. Il bougea encore quelques secondes, tremblant et secoué de spasmes. Au bout de quelques secondes, la femme finit enfin par s’immobiliser. La vie venait de quitter les tourments de cette âme damnée.

Le majordome regarda ce qui gisait à ses pieds : un morceau de chair sanguinolente, après tout aussi laid que lorsqu’il se tenait debout.

La faible lueur des quelques bougies encore allumées plongeait la chambre dans une quasi-obscurité. Des traits de lumières s’échappaient des planches clouées à la fenêtre et éclairaient le cadavre, lui donnant un caractère presque mystique.

Si j’avais conservé le chandelier en bronze, elle aurait peut-être moins souffert. Cela aurait été certainement plus rapide. Ceci dit, j’aurais aussi eu beaucoup plus de mal à le nettoyer.

Il regarda d’un œil inquiet le chandelier. Il allait devoir le jeter. Des morceaux de chair et peut-être d’os semblaient le recouvrir totalement. Son gant s’imprégnait de sang jusqu’à le rendre humide.

Quant au parquet, je sens que je vais bien m’amuser pour le récupérer. J’aurais dû penser que ce genre de chose arriverait. Si ces femmes peuvent décider de se jeter par une fenêtre barricadée, elles peuvent faire n’importe quoi. Quel idiot. J’aurais dû mettre un tapis. A cette heure, je n’aurais qu’à le rouler pour que tout disparaisse.

Lasse et résigné à son triste sort, le secrétaire soupira de nouveau et expulsa son dégout et sa résignation. Ses épaules baissées jusqu’aux coudes portaient toute la misère du monde. Il se tourna vers la porte afin de prendre les dispositions nécessaires. Comme à chaque nouveau suicide.

La voix du vieillard se fit soudain entendre. Surpris, le secrétaire ne put s’empêcher de sursauter. Il se tourna en direction du grand lit sombre.

– Que vient-il exactement de se passer ? tonna le milliardaire.

La voix résonnait dans l’air comme chaque coup porté par la démente. Le secrétaire avait la nette impression qu’un sourire modulait le son de ses paroles. Il enjamba le corps et se dirigea lentement vers le lit à baldaquin. Ses chaussures patinaient dans l’immense flaque de sang qui se répandait à présent dans toute la pièce. Le parquet prenait la teinte rougeâtre du liquide épais et visqueux. Même l’obscurité ne pouvait cacher l’expansion de cette sombre et sinistre tache.

J’espère que mon costume n’a pas été éclaboussé. Il sort du teinturier, je voudrais éviter d’y retourner si vite. D’ailleurs, je devrais demander à sir Harrington d’investir dans un nouveau complet. J’en ai vu récemment au salon du…

Tout à ses pensées, le secrétaire se pencha au-dessus du lit pour remettre un peu d’ordre dans les draps. Ses mains ne tâtonnaient pas dans l’obscurité. Il connaissait par cœur le moindre pli, le moindre centimètre, la moindre courbure du corps, du lit, de la chambre du milliardaire. Preuve, s’il en fallait encore, d’une grande, trop grande habitude.

Avec une douceur quasi religieuse, il réinstalla le milliardaire dans une position plus confortable et plus décente. Le seigneur du manoir avait la fâcheuse tendance d’effectuer des mouvements impossibles avec son corps dont il ne pouvait par la suite se dépêtrer tout seul. Le secrétaire le retrouvait souvent dans des positions douloureuses et, ironie de sa noblesse, ridicules.

Il souleva la tête du milliardaire pour retaper l’oreiller. Les os de sa nuque craquèrent bruyamment. Le secrétaire esquissa une grimace au bruit de ce squelette semi-vivant. Il avait l’impression d’apercevoir dans l’ombre et à travers la peau, les os s’entrechoquer, s’accrocher les uns aux autres, se bloquer mutuellement pour finir par se heurter violemment. Une carcasse désarticulée. Si proche de celle qui gisait sur le parquet.

Le secrétaire devait se contraindre à perdre sa grimace. Un tel comportement n’était pas admissible. Les os de son maître craquaient : à lui de se rouer de coups pour ne pas rester en meilleur forme que son supérieur. Son rôle n’admettait aucun commentaire ni aucun mouvement d’humeur.

Ne jamais rien montrer. Cinquante ans d’éducation tourner vers le silence. D’humain, lui non plus n’avait plus grand chose. Il n’était plus qu’une ombre. La seule différence avec Sir Harrington résidait dans sa certitude de faire encore partie des êtres humains comme un mensonge qu’on se refuse à abandonner.

Pourtant, le majordome aurait finalement pu arborer n’importe quelle grimace. Il aurait pu tirer la langue, loucher, porter des postiches ou se déguiser en arlequin. Qu’importe, les yeux morts de Sir Harrington ne distinguaient plus aucun visage. Ni aucun corps. Ni rien.

Ce vieil homme pourri était un homme aveugle.

– La candidate est morte n’est-ce pas ? demanda-t-il sournoisement.

– Bien sûr.

– Je ne crois pas l’avoir entendue sauter par la fenêtre.

– Elle ne l’a pas fait.

Le secrétaire tendait les draps et les glissait sous le matelas pour border le milliardaire. Ses mains gantées sur la soie glissaient aisément. Le sang avait séché laissant la soie immaculée. Le calme et l’ordre régnaient en maître. Une normalité tellement en contradiction avec la scène violente qui venait de se dérouler. La sérénité des deux hommes rendait le suicide monstrueux de la jeune femme irréel, sorti de l’imagination d’un quelconque écrivain.

– Elle a utilisé mon chandelier pour se marteler le crâne, continua le secrétaire. Il n’a pas fallu longtemps pour qu’elle s’achève. Je n’ai même pas eu le temps d’intervenir.

– Comme pour les autres, n’est-ce pas ? Ceci dit, celle-ci devait être particulièrement laide.

Le secrétaire sentit le piquant de la haine lui effleurer le cœur. Le vieillard venait insidieusement de lui reprocher de ne pas être parvenu à sauver la pauvre créature. Et plus encore, de n’être intervenu à aucun suicide !

Il garda le silence. Ce silence tant apprécié du vieillard. Un silence qui réunissait les deux hommes dans un même monde étrange et glauque. Le maître et son chien, le seigneur et son serf, Belzébuth et Ukobach, le diable et son incube.

– Vous ne dites rien, mon cher. Si je suis aveugle, je n’en suis pas moins observateur. Je peux suivre tout le cheminement de vos pensées. Elles sont si prévisibles qu’elles en sont presque palpables. Vous devriez vous montrer moins… émotif.

Un sourire effrayant lui couvrit le visage. Vision de cauchemar. Une bouche édentée et une mâchoire prognathe transformaient son expression en grimace que le Malin lui-même aurait enviée.

– Allez-y, posez-moi enfin cette question qui vous brûle les lèvres depuis si longtemps.

– Si cela peut faire plaisir à Monsieur.

– Bien évidemment que cela me fait plaisir, j’attends ce moment depuis des mois !

Soudain énervé, le vieil homme s’agitait dans son lit. Le travail minutieux du secrétaire fut défait en quelques secondes et les draps se retrouvèrent sens dessus-dessous. Patiemment, le majordome recommença son manège et borda à nouveau son maître, tendant patiemment les draps de soie.

Obéissant aux injonctions de Sir Harrington, il se décida à lui poser LA question. Malgré toute son impartialité et sa neutralité dans cette histoire, il devait bien reconnaître que la curiosité le taraudait depuis un moment déjà.

– Ainsi, Monsieur, pourquoi organiser un tel casting ? Pourquoi faire venir des femmes devant vous alors que vous savez très bien ne pas être en mesure de les voir ? Vous êtes complètement aveugle et vous n’avez pu contempler aucune de leur silhouette magnifique. Sauf pour la dernière bien sûr qui n’avait rien de magnifique.

En entendant cette question, Sir Harrington retrouva enfin son calme.

– Vous allez rire : je n’avais vraiment aucune raison pour agir ainsi. Tout cela est d’une absurdité sans borne finalement. Il n’y a pas de logique. Rien. De plus, je dois bien avouer que toute cette mascarade m’est complètement égale. Si ce n’est de voir jusqu’à quel point peut aller la bêtise humaine. Un degré que je m’imaginais déjà soit dit en passant.

Il reprit lentement son souffle, peu habitué aux longues tirades. Le secrétaire l’écoutait, toujours penché au-dessus du lit.

– Voyez-vous, lorsque vous êtes venu me voir, il y a de cela quelques mois, je me trouvais dans l’une de mes périodes noires. Vous savez ces heures où l’ennui me taraude horriblement et me mine de l’intérieur. Ah ! Ennui quand tu nous tiens ! Vous m’avez parlé alors que je n’en pouvais plus de réfléchir et de cogiter sur mon sort. Mon crâne aurait pu exploser sous tant de sollicitation. J’aurais peut-être préféré d’ailleurs. Cela m’aurait libéré, un peu à l’image de cet étonnant suicide que nous venons de vivre.

Une quinte de toux l’empêcha une nouvelle fois de poursuivre son monologue. Son petit corps repoussa les draps que le secrétaire, servile, s’évertua encore à border.

– Ainsi, reprit Sir Harrington. J’eus à cet instant l’irrésistible envie de dire quelque chose d’irréfléchi et de spontanée. Cela ne vous est-il donc jamais arrivé ? Ce désir en plein milieu d’une conservation sérieuse et importante de sortir une phrase complètement hors propos ? De faire une chose incongrue quand autour de soi chacun est digne et respectable ? Non, bien sûr, vous n’avez aucun désir. De plus, votre avis m’importe peu, vous…

Il se tut quelques secondes. Il tentait de se rappeler le fil conducteur de son discours. L’habitude de converser lui manquait. Ses pensées fuyaient plus vite que le flot de ses paroles incertaines.

– Ah oui ! C’est cela : lorsque vous êtes venu dans ma chambre ce matin-là, je vous ai dit n’importe quoi, la première chose qui me venait à l’esprit !

Il se mit à rire à gorge déployé ou plutôt à mâchoire édentée. Le bruit guttural qui sortait de sa bouche ressemblait au reniflement d’un monstre.

– Ah ! Ah ! Ah ! C’est cela, je vous ai dit n’importe quoi ! Vous êtes ma chose et vous faire exhausser tous mes désirs reste l’un de mes derniers plaisirs.

Il redevint sérieux :

– Le n’importe quoi est de moi… mais le casting, c’est vous. Vous avez tout organisé consciencieusement. Vous êtes responsable de tout ce carnage et de toutes ces mortes. Bravo, je n’aurais jamais réussi à monter un événement aussi grandiose et surtout d’une telle monstruosité ! Cela a dû vous demander un travail de titan !

Sous ce flot de paroles, le secrétaire suspendit un instant ses gestes. Sir Harrington recommença à s’agiter.

– Je suis sûre que vous êtes en train de me regarder avec vos deux yeux sans émotion. Ils sont aussi vides que les miens finalement. Vous n’avez aucune personnalité, aucune vie. Votre maudite neutralité m’a toujours exaspéré.

Les mouvements du vieillard se faisait plus vifs et saccadés. Il envoya voler son oreiller sur le parquet. Le sang de la suicidé le tâcha immédiatement.

– Vous ne dites rien, imbécile. Je vous le répète : vous êtes encore plus coupable que moi dans cette affaire. Ces morts sont vos mortes. Mais enfin, cher ami, je suis aveugle ! Vous m’ameniez pertinemment des filles que jamais je n’aurais pu voir ! Moi, je suis vieux et presque sénile, mon excuse est toute trouvée. Mais vous ! Vous saviez tout cela et vous avez continué. Vous auriez jeté vous-même ces femmes par la fenêtre ou frappé cette malheureuse que cela aurait été pareil.

Ce fut ses cinquante années d’éducation qui permit au secrétaire de ne pas se jeter pour étrangler cette incarnation du démon aux paroles acerbes mais vraies.

– Allez-y, cher ami, dites quelque chose ! J’espère au moins que vous avez pris du plaisir à tout cela.

– Peut-être pourriez-vous m’expliquer pourquoi vous avez fait attendre aussi longtemps notre dernière candidate ? Je pensais vraiment que quelque chose se passait. Je ne sais pas… peut-être pouviez-vous ressentir des ondes ou des vibrations.

Sir Harrington se mit presque à hurler.

– Des ondes ? Des vibrations ? Mais c’est que vous voilà devenu mystique ! Finalement, vous avez raison de ne pas penser. Cela ne vous réussit pas.

– Alors, derrière cette hésitation, il n’y avait que du pur sadisme et de la méchanceté gratuite ?

– Vous n’y êtes pas du tout : je dormais tout simplement. C’est le crépitement de vos agaçantes bougies qui m’a tiré de mon sommeil.

Et ce rire, toujours le même. Ignoble et grinçant, un écho infini sur les murs de la chambre.

Le secrétaire soupira en ramassant l’oreiller. Tout en lui combattait son éducation de larbin. L’ombre vacillait.

Le vieillard allait-il enfin cesser de bouger dans tous les sens et défaire continuellement ses draps ? Le secrétaire n’avait jamais haï personne de la sorte. Il n’avait d’ailleurs jamais haï personne. Une ombre ne hait pas.

Et les draps volaient autour du corps squelettique. Rien n’énervait plus le secrétaire que de voir son travail gâché. Il n’allait tout de même pas passer sa soirée à border ce lit. Sir Harrington allait devoir se calmer. Une tonne de travail attendait encore le majordome avec ces histoires imbéciles de casting. Comme s’il avait besoin de cela. Quatre fois, quatre fois qu’il remettait de l’ordre dans la couche de cet agité. Et il ne semblait pas vouloir se calmer.

L’oreiller à la main, le secrétaire sut enfin comment l’empêcher de bouger. Il referait une dernière fois le lit et les draps resteraient en place. Pour toujours.

FIN