LES MÉMOIRES D’UNE BRETONNE PARISIENNE
Retrouver les mémoires de sa grand-mère, c’est déjà une grande chance mais quand, en plus, la grand-mère en question est bourrée d’humour, cela devient un superbe cadeau.
Denise décrit sa vie, ses envies, ses bêtises, ses idées, la guerre, la modernité.
« Ah, mais si vous pouviez me voir, vous remarqueriez une petite flamme dans mes yeux. Chut ! J’en suis persuadée, c’est celle de la jeunesse, teintée peut-être d’un peu de sagesse. Car aujourd’hui j’aimerais devenir simplement pour vous : une bonne Grand-Mère. »
CHAPITRE 1 : MARCEL
À ma naissance, le 11 Octobre 1920, voici les personnes qui se penchèrent sur mon berceau : mon père, très fier d’avoir une fille et ma mère, pour l’heure : plutôt surprise. Pensez donc, je ne devais voir le jour qu’un mois plus tard. Me voilà ainsi bien en avance et pressée de découvrir le monde !
Bien que je fus un peu prématurée, je restais un bébé en parfaite bonne santé. Heureusement, car ma mère s’en voulait d’avoir joué à l’acrobate sur un tabouret. Ainsi, quelques heures auparavant, et bien qu’encombrée par son gros ventre et les jambes fatiguées, elle avait voulu nettoyer le tuyau de la cuisinière. Chancelante, elle avait gravi un tabouret, armée de son éponge. Ce qui devait arriver, arriva et le tabouret s’écroula sous son poids. Elle se retrouva les quatre fers en l’air sur le sol de la cuisine, m’entraînant bien entendu avec elle. Alarmés par le bruit de la chute, des voisins accoururent. Louise, ma mère, ne paraissait pas s’être blessée mais ils préférèrent la conduire au plus vite, mais à pieds n’ayant pas de voiture, à l’hôpital Boucicaut du 15e arrondissement de Paris, le plus proche de chez nous.
Ma mère pensait que les médecins ne la garderaient pas. Elle rentrerait certainement chez elle quelques heures plus tard, une fois les contrôles d’usage effectués.
C’était sans compter mon envie de voir le jour.
Je naquis peu de temps après son arrivée aux urgences, passant comme une lettre à la Poste. Ma mère fut même sur pied quelques heures plus tard.
Bébé tout joufflu, les infirmières m’installèrent tout de suite avec les autres poupons. Dans la nurserie, un gros ruban rose autour du poignet prouvait que j’étais bien Denise Fleury, fille de Louise Hallier et d’Alexandre Fleury, deux bretons exilés à Paris.
Mon père arriva aux urgences les cheveux ébouriffés, le souffle court et les yeux paniqués. Une voisine lui avait appris la malheureuse histoire. Ni une, ni deux, il avait enfourché sa bicyclette, avait pédalé le plus vite possible et couru dans les couloirs de l’hôpital. Il retrouva une Louise fatiguée mais heureuse et une petite Denise déjà endormie.
Au-dessus de mon berceau, ma grand-mère maternelle, Désirée, en me voyant, eut une moue de désapprobation. Pensez donc, je ressemblais trait pour trait à mon père avec des cheveux noirs et frisés. Ces derniers tombèrent hélas par la suite pour devenir blonds, certainement pour faire plaisir à tout le monde.
Mes deux demi-frères attendaient à la maison notre retour. René et Marcel étaient les enfants que mon père avait eus avec sa première femme, aujourd’hui défunte.
Dans l’appartement, Marcel, le plus jeune, âgé alors de 7 ans, trépignait d’impatience. De moi, il se fichait pas mal. L’arrivée d’une nouvelle petite sœur restait un concept trop abstrait pour lui. En réalité, il guettait le retour de notre mère. Il tournait en rond inquiet de ne pas la voir rentrer. Avant de partir, elle lui avait dit : «Je reviens très vite». Mais personne ne remontait les escaliers de notre immeuble. Le petit Marcel se morfondait sur le palier, serrant nerveusement les barreaux de l’escalier. Il angoissait de ne pas voir rentrer sa chère maman à la maison.
Depuis tout petit, il se sentait complètement perdu lorsqu’il se trouvait séparé d’elle. Ressentait-il que son histoire ne ressemblait pas à celle de tout le monde et qu’un secret pesait sur ses jeunes épaules ? Sa vraie maman, Camille, la première femme de mon père, ne s’était jamais remise de l’accouchement et avait succombé à une maladie peu de temps après sa naissance. Louise l’avait ensuite élevé comme s’il avait été son propre enfant. Mon frère René, de sept ans son aîné, n’avait jamais révélé la vérité afin de protéger ce petit frère si fragile.
Maman et moi, nous arrivâmes le lendemain à la maison, au 83 rue Fondary. Empaquetées dans des couches de manteaux et d’écharpes, nous ne nous attardâmes pas au dehors. Cette année-là, l’hiver se montrait bien précoce. Le mois d’octobre commençait à peine et la neige tombait déjà en abondance.
Marcel se noyait encore dans ses larmes lorsque ma mère ouvrit la porte. Depuis la veille, mon père avait tout tenté pour le calmer. En vain.
Le pauvre enfant se précipita sur ma mère. Il n’avait que faire du paquet qu’elle portait, cause de cette longue absence. Encore pleine de neige et sans prendre le temps de se déchausser, elle s’évertua à le consoler. Marcel ne parvenait même plus à parler, ses larmes lui submergeaient la gorge. Louise, agenouillée et le tenant dans ses bras, lui demandait de ne pas pleurer trop bruyamment car elle savait que cela énerverait nos deux voisines, des vieilles filles, très bougons. Des mégères qui ne supportaient pas le moindre bruit.
Marcel ne se calmait pas. Il s’accrochait au cou de Louise comme s’il craignait de la voir disparaître. Parmi ses hoquets de sanglots, ma mère finit par comprendre que quelque chose s’était passé pendant son absence. Les deux vieilles filles, ces mauvaises bonnes femmes, avaient encore fait des leurs.
La veille, elles avaient entendu Marcel pleurer. Il attendait dans le couloir devant l’escalier. Son corps se secouait de lourds sanglots et il appelait «maman». Les deux harpies connaissaient la vérité. Elles avaient bien connu Camille et n’avaient jamais accepté le remariage de mon père. De quel droit se permettaient-elles un tel jugement ? Le droit des jalouses et des frustrées très certainement. Elles avaient ainsi toujours détesté Louise qui, pour elles, avait pris la place d’une autre femme.
Alors, lorsqu’elles avaient croisé le petit Marcel dans le couloir, leurs frêles carcasses de mégères s’étaient accroupies près de lui. Elles lui avaient susurré à l’oreille : «Ne pleure pas, c’est pas ta mère.» Leur voix de crécelle avait résonné dans le cœur de Marcel. Leur méfait accompli et fières d’avoir rétabli la vérité, elles avaient passé la porte de leur appartement laissant seul mon cher frère.
D’abord incrédule, les mots, petit à petit, pénétrèrent dans l’esprit de Marcel. Une panique étouffante le submergea. Il pensa tout à coup qu’on allait cesser de l’aimer et que notre mère ne voudrait plus de lui. Pendant sept ans, il avait eu le rôle de petit dernier et voilà que sa mère avait disparu pour mettre au monde un (ou plutôt une) potentiel rival. Louise n’allait-elle pas l’oublier au profit de cet enfant, de cet enfant légitime ?
Ma mère finit par le calmer et les pleurs cessèrent. Elle lui expliqua la véritable histoire de sa naissance tout en le rassurant sur son amour. Lorsque mon père apprit le méfait des deux sœurs, ma mère dut user de toute sa persuasion pour l’empêcher d’aller faire voler en éclats leur porte d’entrée. Je crois qu’il finit tout de même par aller leur remonter les bretelles car elles cessèrent de raconter des histoires sur notre famille. Elles se mirent même à saluer respectueusement ma mère.
Le choc que reçut Marcel ce jour-là changea à jamais les relations qu’il avait avec ma mère. Bien sûr, il l’aimait toujours autant mais une distance s’installa entre eux. Elle lui avait menti.
Son trop-plein d’affection retomba sur moi. En effet, je n’eus pas de plus gentil et de meilleur compagnon de jeux que lui. D’aussi loin que je me souvienne, il était présent partout et m’aidait en tout. Il se dénonçait à ma place lorsque j’avais fait des bêtises, ce qui, je l’avoue, arrivait plutôt souvent. À l’époque, je trouvais normal qu’il se fasse punir à ma place. Comme j’étais méchante !
À l’école, Marcel restait toujours un peu en retard par rapport aux autres. De plus, un petit cheveux sur la langue venait parfois gâcher son élocution. Il ne courait pas ou ne chahutait pas car il était de constitution trop fragile. Une méningite qu’il avait eue bébé lui avait laissé comme séquelles cette faiblesse apparente.
Pourtant, il conservait un si gentil caractère et se montrait si bon que tout le monde l’aimait.
Je me souviens que, dans la cour de récréation, Marcel adorait me présenter à ses camarades en disant : «C’est ma petite zeur !». Et moi de tendre la main avec des airs de grande demoiselle pour les saluer.